19/01/2016
« L’art contemporain »: une imposture qui s'impose
INTERVIEW D’AUDE DE KERROS – L’artiste et essayiste critique les dérives du conceptualisme qui enferment la création dans la doxa gauchiste et transforment les œuvres en produit financier.
Parallèlement à son œuvre d’artiste, peintre et graveur, Aude de Kerros mène une réflexion de fond sur l’Art contemporain, qui s’est traduite dans plusieurs essais (*). Son nouvel opus, L’Imposture de l’Art contemporain, une utopie financière, aux Éditions Eyrolles, est une synthèse éclairante: à la fois histoire de l’art, enquête politico-économique très documentée et réflexion critique voire polémique sur le «sens et destin» de l’art, pour reprendre un titre célèbre de son maître René Huyghe.
Le FIGARO. – On entend logiquement l’expression «Art contemporain» comme l’art d’aujourd’hui, et vous en montrez l’équivoque. D’une part, elle désigne une forme de création spécifique, qui est loin d’être la seule chez les artistes vivants. D’autre part, elle joue sur le prestige du mot «art», qui évoque une longue et haute histoire de l’esprit humain, alors que son propos est justement d’en prendre le contre-pied.
Aude DE KERROS. – Oui, l’imposture est d’abord sémantique. Depuis les premières peintures rupestres, l’art pictural est un langage non verbal qui délivre un sens grâce à la forme. […] Or, le courant conceptuel qui a pris dans les années 1970 la dénomination d’«Art contemporain» se définit lui-même comme l’inverse de l’art, dont il fait la critique radicale, et il parle un autre langage, issu de la sociologie et plus tard du marketing. Il se fonde sur la célèbre formule de Marcel Duchamp: «Est de l’art ce que l’artiste déclare tel.» Ce que les institutions définissent ainsi, ajoutera plus tard le philosophe Arthur Danto. En conséquence, n’importe quoi peut devenir de l’art, à l’exception du grand art, qui suppose un savoir, un talent, une excellence.
Cette «déclaration d’art» est d’abord une posture intellectuelle. À quel moment la posture devient-elle imposture?
Les artistes conceptuels appliquent un processus provocateur qui est un peu l’équivalent de la philosophie cynique: une transgression qui oblige celui qui regarde à se poser des questions. […] Le paradoxe est que, justement, l’Art contemporain est devenu un dogmatisme totalitaire.
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Mais intellectuellement, spirituellement, quelle est la nature de la domination de l’Art contemporain? D’où lui vient son côté totalitaire?
C’est la résultante d’évolutions politiques et intellectuelles complexes. Il faut remonter au constructivisme de la révolution bolchevique de 1917: «Créer, c’est détruire», telle était la doxa. Le devoir du révolutionnaire était de faire table rase du savoir et de l’art «bourgeois» pour construire une humanité nouvelle. Staline a réservé cette fonction de sape aux agents d’influence sur les fronts extérieurs à l’URSS, imposant chez lui un art plus «positif».
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En 1932, Staline choisit un style unique, l’académisme, qui deviendra le réalisme socialiste, et qui a un organe officiel, l’Union des artistes. Il s’est passé la même chose en France en 1983, quand Jack Lang a créé plusieurs institutions encadrant complètement la vie artistique, et un nouveau corps de fonctionnaires, les inspecteurs de la création.
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Comment est-on arrivé aujourd’hui à un tel dirigisme?
Par une révolution de type bolchevique, quoique non sanglante. La bureaucratie a mis en œuvre le principe «bienfaiteur» de la table rase en imposant des fonctionnaires sans formation artistique. Le choix du conceptualisme permet à tout le monde d’être artiste. Il n’est plus besoin de talent ou de savoir-faire, de culture. On est passé d’un pays de grande liberté où toutes les tendances de l’art et de la pensée étaient présentes, à un système où la pensée publique est contrôlée. Les comportements libertaires privés sont encouragés, mais il y a un encadrement fort des lettres et des arts.
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(*) Notamment « L’Art caché: les dissidents de l’Art contemporain » (Éditions Eyrolles) et « Sacré Art contemporain : évêques, inspecteurs et commissaires » (Éditions Jean Cyrille Godefroy).
Article publié dans l’édition du Figaro du 13/01/2016
Repris par : Une critique de l’art contemporain (Aude de Kerros)
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