18/06/2015
Saint Bonaventure - Itinéraire de l'âme à Dieu - Chapitre II
Saint Bonaventure
Itinéraire de l’Âme à Dieu
CHAPITRE II.De la contemplation de Dieu dans les traces de sa présence imprimées en ce monde sensible.
CHAPITRE III. De la contemplation de Dieu par son image gravée dans les facultés naturelles de notre âme.
CHAPITRE IV. De la contemplation de Dieu en son image reformée par la grâce divine.
CHAPITRE V. De la contemplation de l'unité divine par son nom principal, qui est l’ETRE.
CHAPITRE VI. De la contemplation de la Trinité bienheureuse en son nom, qui est SOUVERAINEMENT BON.
CHAPITRE VII. Du ravissement spirituel et mystique, dans lequel le repos est donné à notre intelligence et notre affection passe tout entière en Dieu.
CHAPITRE II.De la contemplation de Dieu dans les traces de sa présence imprimées en ce monde sensible.
Mais ce n'est point assez de contempler Dieu dans le miroir des choses créées comme en autant de vestiges de son action divine, il faut encore le considérer en tant qu'il est en ces mêmes choses par son essence, sa puissance et sa présence; et cette considération est plus élevée que la précédente. Nous la plaçons donc en second lieu, comme étant le second degré qui nous conduit à la contemplation de Dieu dans toutes les créatures à qui nos sens corporels donnent accès en notre âme.
Remarquons-donc que ce monde sensible, appelé le grand monde, pénètre dans notre âme, appelée le petit monde, par les portes de nos cinq sens, selon que nous appréhendons les objets du dehors, que nous nous en réjouissons et que nous les discernons. En effet, en ce monde, il y a des choses productrices, d'autres qui sont produites, et d'autres enfin qui dirigent et gouvernent les unes et les autres. Les choses productrices sont les corps simples, ou autrement les corps célestes et les quatre éléments. La vertu de la lumière réunit les choses opposées contenues dans les éléments, les mélange, leur imprime la puissance génératrice, et leur fait produire ce qui est conforme à leur nature. Les choses produites sont les corps formés des éléments divers, comme les minéraux, les végétaux, les animaux et les corps humains. Les substances qui régissent les deux dernières espèces sont spirituelles, et quelquefois elles ne font qu'un avec les corps , comme dans les animaux; ou elles en sont distinctes malgré leur union avec eux, comme dans les hommes; ou elles en sont entièrement séparées : tels sont les esprits célestes, que les philosophes appellent intelligences et à qui nous donnons le nom d'anges. A ces esprits appartient, selon les mêmes philosophes, de mouvoir les corps célestes et par là de gouverner l'univers, après avoir reçu de la cause première , qui est Dieu , la puissance d'action nécessaire à l'accomplissement d'une telle charge. Selon les théologiens, le gouvernement du monde est également confié à ces esprits par un commandement du Dieu suprême, mais en ce qui concerne l’œuvre de notre rédemption; d'où ils sont appelés des esprits envoyés pour servir et aider ceux qui doivent être les héritiers du salut (1).
1 Hebr., 1.
L'homme , qui est nommé le petit monde , a cinq sens, qui sont comme autant de portes destinées à introduire en son âme la connaissance des choses sensibles. Par la vue, entrent les corps célestes et lumineux et les couleurs; par le toucher, les corps solides et terrestres ; par les trois autres, tout ce qui tient le milieu entre ces deux premières sortes de corps, comme les choses aqueuses par le goût, les choses de l'air par l'ouïe , et les choses vaporeuses par l'odorat, et celles-ci empruntent une de leurs parties à l'eau, une autre à l'air et une troisième au feu, comme on le voit par la fumée qui s'exhale des parfums. Par ces portes des sens entrent donc les corps simples et les corps composés. Et ce ne sont pas seulement certaines choses sensibles et particulières que nous percevons ainsi , comme la lumière, le son, l'odeur et la saveur, et les quatre qualités premières qui viennent frapper le toucher en chaque corps, mais encore des choses sensibles , communes, telles que le nombre, la grandeur, la forme, le repos, le mouvement; nous découvrons également que tout ce qui est mû l'est par un autre , que certaines choses ont en elles-mêmes leur mouvement et leur repos , comme les animaux; et de ces mouvements des corps dont nos sens nous instruisent, nous arrivons à la connaissance des moteurs spirituels , comme de l'effet on arrive à la cause.
Tout le monde sensible, quant à ces trois genres , entre donc dans notre âme par l'appréhension. Cependant tous ces objets, qui sont extérieurs, y pénètrent non en leur propre nature, mais en leurs images. Ces images se forment d'abord dans un lieu intermédiaire et distinct; de là elles passent en nos organes extérieurs, qui les transmettent au sens intérieur, et celui-ci les conduit jusqu'à la puissance intellectuelle, qui les saisit. Ainsi les images de tout ce qui nous arrive du dehors, ayant d'abord pris naissance dans ce lieu intermédiaire , et étant transportées en nos organes , la faculté compréhensive de notre âme se retourne sur elles et les embrasse sans exception.
Quand l'objet que nous avons ainsi embrassé nous convient, le plaisir en suit la perception. Le sens se réjouit en cet objet ou à cause de sa beauté lorsqu'il lui est arrivé par la vue, ou à cause de sa suavité lorsqu'il le perçoit par l'odorat et par l'ouïe, ou à cause de ses effets salutaires lorsque c'est le goût et le toucher proprement dit qui agissent.
Or, tout plaisir veut être renfermé en des proportions qui lui conviennent; mais chaque chose exigeant qu'on tienne compte de sa forme , de sa vertu et de son action, selon qu'elle se rapporte au principe d'où elle émane, au milieu vers lequel elle passe , et à la fin vers laquelle elle tend, il s'ensuit que ces proportions doivent être considérées en tout objet à raison de sa forme, et alors elles s'appellent beauté; car la beauté c'est l'équilibre parfait de plusieurs choses, ou autrement l'accord des parties entre elles joint à la suavité du coloris. En second lieu , ces proportions doivent s'étendre à la vertu ou puissance de l'objet, de façon que cette vertu dans son action ne déborde point l'âme qui la renferme, et alors il y a suavité, car le sens s'attriste dans les choses extrêmes et il se réjouit dans les moyennes. En troisième lieu , les proportions doivent exister dans l'action de l'objet et dans l'impression qui en résulte : ce qui a lieu quand cette action remplit complètement le besoin de celui qui la subit, et alors il se fait sentir quelque chose de salutaire et de fortifiant ; c'est surtout par le toucher et le goût qu'on l'éprouve. C'est ainsi que l'image des choses délectables entre du dehors en notre âme pour la réjouir selon la triple manière qui leur est propre.
Après qu'on a embrassé les objets et qu'on les a goûtés , on les discerne , et ce discernement ne consiste pas seulement à reconnaître s'ils sont blancs ou noirs , ce qui ne regarde que le sens extérieur; s'ils sont nuisibles ou bienfaisants, ce qui ne se rapporte qu'au sens intérieur; mais encore à se rendre raison de la joie qu'ils produisent. Dans cet acte on recherche donc la cause de la délectation perçue par les sens en l'objet; on examine pourquoi il est beau , suave et bienfaisant , et l'on trouve que c'est parce qu'il y a proportion d'égalité entre ces trois choses. Cette raison d'égalité est la même dans un objet grand que dans un petit; elle est indépendante des dimensions ; ce qui passe ne l'entraîne point à sa suite , et les mouvements ne sauraient l'altérer. Les lieux , le temps et le changement ne font rien sur elle, et ainsi elle est immuable, sans limites, éternelle et entièrement spirituelle.
Le discernement est donc l'acte qui fait entrer en la puissance intellectuelle, en faisant abstraction de tout le reste, l'objet extérieur perçu par les sens, C'est ainsi que tout ce monde doit entrer dans notre âme par la porte des sens en suivant les trois opérations dont nous venons de parler.
Tels sont les vestiges à l'aide desquels nous pouvons contempler notre Dieu. Chacune des choses saisies par notre esprit étant une image véritable de l'objet qui lui donne naissance, et cette image, une fois imprimée en nous, nous conduisant par cette impression à la connaissance de son principe ou de son objet lui-même, tout cela nous montre clairement que la lumière éternelle doit , comme tout objet , engendrer également une image ou une splendeur qui lui soit égale, consubstantielle et coéternelle. Or, cette image , cette ressemblance parfaite, cette splendeur de la gloire, cette expression réelle de la substance, du Dieu invisible et présent partout avec la puissance génératrice qui lui est propre, cette image, dis-je, s'étend de son objet dans tout le milieu qui le sépare de nous, et s'unit à la créature raisonnable, par un bienfait de sa grâce, comme toute image s'unit ais sens corporel , afin de nous ramener à Dieu son Père, connue au principe de notre vie , comme à notre objet suprême. Si donc tout ce qui peut tomber sous nos sens a la vertu de produire une image de soi-même, il est évident que dans toutes ces choses , comme en autant de miroirs , nous pouvons contempler l'éternelle génération du Verbe, image et Fils de Dieu , émanant de toute éternité du sein de son Père.
De même l'image qui nous réjouit comme belle, suave et salutaire, nous amène à comprendre que, dans l'image première, il y a la beauté, la suavité et le salut par excellence; qu'elle possède une proportion entière et une égalité parfaite avec le principe qui l'engendre; qu'en elle il y a une vertu qui se répand et que nous embrassons en réalité, et non comme une ombre vaine ainsi que dans les autres choses ; que son impression est, pour celui qui la reçoit, le salut, l'abondance et la fin de toute misère. Si donc le bonheur réside en l'union avec ce qui nous convient; si d'un autre côté l'image parfaite de Dieu seul est souverainement belle, suave et salutaire; si elle s'unit seule à nous réellement, intimement et avec une plénitude qui remplit toute la capacité de notre âme, il s'ensuit qu'en Dieu seul, comme en la source, est le bonheur véritable, et que toutes les joies produite par la création nous entraînent à la recherche de ce bonheur.
Mais le discernement nous conduit d'une manière plus excellente, plus immédiate et plus assurée à la contemplation de l'éternelle vérité. En effet, le discernement faisant abstraction du lieu, du temps et du changement, se rend étranger à toute idée de succession, de mesure, de mutabilité, en vertu d'une raison immuable, infinie et sans fin. Biais rien n'est parfaitement immuable, infini et sans fin que ce qui est éternel , et ce qui est éternel ne l'est qu'en Dieu , ou c’est Dieu même. Si donc tout ce qui s'offre à notre discernement est apprécié par une raison de ce genre, il est clair que Dieu est la raison de toutes choses, qu'il en est la règle infaillible et la lumière véritable en laquelle elles brillent d'une manière assurée, indélébile, indubitable, irréfragable, au-dessus de tout jugement , de tout changement , de toute contrainte, de toute limite , de toute division , et sous un point de vue intellectuel. Il s'ensuit que les lois par lesquelles nous jugeons avec certitude de toutes les choses sensibles qui s'offrent à notre considération , sont pour notre intelligence à l'abri de tout doute et de toute erreur; qu'elles sont aussi ineffaçables en notre mémoire que si elles y étaient toujours présentes; qu'elles sont irréfragables et nullement soumises au jugement de notre esprit; car, dit saint Augustin, nul ne les juge, mais tous jugent nécessairement par elles (1). Il s'ensuit encore qu'elles sont immuables et inaltérables, parce qu'elles existent nécessairement; indépendantes de notre volonté, sans limites et sans fin, parce qu'elles sont éternelles; indivisibles, parce qu'elles sont intellectuelles et incorporelles, non faites mais incréées, existant de toute éternité dans la pensée. divine d'où découle toute beauté comme de sa source, de sa cause et de son modèle. Ainsi elles ne peuvent être jugées avec certitude que par cette même pensée , qui n'est pas seulement le modèle formant toutes choses , mais encore la vie qui les conserve, les distingue et les maintient chacune en la forme qui lui est propre, et la règle qui dirige notre âme lorsqu'elle juge des objets que les sens lui présentent.
1 De ver. rel.. c. 31.
Maintenant on peut étendre cette contemplation en parcourant sept nombres différents qui sont comme autant de degrés pour nous élever jusqu'à Dieu. C'est saint Augustin qui nous indique cette méthode dans son Traité de la vraie religion, et surtout dans le sixième livre du Traité de la musique, où il trace la différence de ces nombres , les faisant partir des choses sensibles pour arriver jusqu'à l'Auteur de toutes choses, afin de le voir présent en tout.
Il y a donc, selon ce docteur, des nombres qui résident dans les corps, et surtout dans le son et la voix , et on les appelle les nombres des sons. D'autres sont distincts de ces premiers et ont leur siége dans nos sens ; ces nombres se rapportent aux objets qui s'offrent à nous. D'autres partent de notre âme pour passer en notre corps, comme il arrive lorsque nous gesticulons ou nous marchons, et ceux-ci sont dits nombres progressifs. D'autres se trouvent dans les délectations des sens et dans le retour de notre attention sur l'image reçue en eux , et on les appelle nombre des sens. D'autres ont leur place en la mémoire, et elle leur donne son nom. D'autres nous servent à juger de toutes choses , et on les nomme l'ombres du jugement ; ils sont nécessairement au-dessus de notre âme, ainsi qu'il a été dit, car ils sont infaillibles et ne sont point soumis à nos propres jugements. Par eux sont imprimés en nous des nombres artificiels dont saint Augustin ne parle pas, car ils sont liés aux nombres qui servent à juger, et ils forment les nombres progressifs ; à l'aide de ces derniers nous nous créons différents moyens en notre esprit pour descendre avec ordre des degrés les plus élevés aux degrés moyens, et de ceux-ci aux derniers ; et d'un autre côté nous montons successivement en partant des nombres des sons aux nombres du second rang, nous passons par ceux des sens et de la mémoire pour arriver à ceux du rang le plus sublime.
Comme donc tout ce qui existe est beau et sous un certain point de vue délectable, que la beauté et le plaisir ne peuvent point être sans proportion, et que la proportion consiste avant tout dans les nombres, il est nécessaire que le nombre soit en toutes choses; et ainsi il est le modèle par excellence que nous pouvons admirer en l'esprit du Créateur , et dans la créature c'est la trace principale qui nous conduit à la sagesse suprême. Ensuite, le nombre étant clair aux yeux de tous et très-rapproché de Dieu, il s'ensuit qu'il nous guide jusqu'à lui en nous faisant passer par sept degrés différents, et qu'il nous le montre dans toutes les choses corporelles et sensibles, alors que nous les découvrons nombreuses , que nous nous réjouissons de leurs proportions harmonieuses, et que nous les jugeons au moyen des lois irréfragables de ces mêmes proportions.
De ces deux premiers degrés par lesquels nous contemplons Dieu en suivant les traces imprimées partout de sa présence, degrés figurés par les deux ailes qui couvraient les pieds du Séraphin , nous pouvons conclure que toutes les créatures de ce monde sensible conduisent au Dieu éternel l'âme du sage et du contemplatif. En effet, elles sont une ombre, un écho, une image de ce premier principe très-puissant, très-sage, très-bon , de cette vie, de cette lumière, de cette plénitude éternelle, de celui qui est à la fois le Créateur, le modèle et la règle. Elles sont comme autant de vestiges, d'images, de spectacles, de signes divinement offerts à nos yeux pour nous aider à voir Dieu. Elles sont, dis-je, des copies ou des exemples mis à la portée des gens grossiers et encore attachés à la vie des sens, afin de les élever par ces choses sensibles qui frappent leurs regards aux choses de l'intelligence qui sont invisibles, comme on arrive des signes à la chose signifiée.
Or, les choses du monde sensible sont un signe des choses invisibles en Dieu , d'abord parce que Dieu est le principe, le modèle et la fin de toute créature, et que tout effet est un signe de sa cause, toute copie un signe de son modèle, et toute voie un chemin qui conduit à sa fin. Ensuite, elles sont un signe de ces mêmes choses par le spectacle qu'elles offrent d'elles-mêmes, par les figures prophétiques qu'elles renferment, par l'action des anges à laquelle elles sont soumises, et par l'institution nouvelle qui est venue se joindre à celle qu'elles avaient reçues. En effet, toute créature est par sa nature une image et une ressemblance de la sagesse éternelle ; mais celle qui , dans les saintes Écritures , a été choisie par l'esprit prophétique pour figurer les choses spirituelles, l'est d'une façon plus spéciale; d'une façon plus spéciale encore celle dont Dieu a emprunté la forme lorsqu'il s'est manifesté par l'entremise des anges, et d'une façon toute particulière celle qu'il a employée pour être un signe de sa grâce , et non-seulement un signe selon le sens ordinaire de ce mot , mais un signe qui est un sacrement.
De tout cela nous conclurons que ce qu'il y a d'invisible en Dieu est devenu visible depuis la création du monde par la connaissance que ses créatures nous en donnent (1), de sorte que ceux qui ne veulent pas considérer ces choses, reconnaître Dieu, le bénir et l'aimer en elles, sont inexcusables , car ils refusent de passer des ténèbres à la lumière admirable du Seigneur. Pour nous, rendons grâces à Dieu de ce qu'il nous a conduits par Jésus-Christ de ces ténèbres à cette lumière ineffable , en faisant briller à nos yeux ces clartés extérieures qui nous disposent à nous reporter vers le miroir de notre âme, où se réfléchissent tant de splendeurs de la divinité.
1 Rom., 1.
Source: Itinéraire de l'Âme à Dieu - Saint Bonaventure - Œuvres spirituelles
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