18/06/2015
Saint Bonaventure - Itinéraire de l'âme à Dieu - Chapitre II
Saint Bonaventure
Itinéraire de l’Âme à Dieu
CHAPITRE II.De la contemplation de Dieu dans les traces de sa présence imprimées en ce monde sensible.
CHAPITRE III. De la contemplation de Dieu par son image gravée dans les facultés naturelles de notre âme.
CHAPITRE IV. De la contemplation de Dieu en son image reformée par la grâce divine.
CHAPITRE V. De la contemplation de l'unité divine par son nom principal, qui est l’ETRE.
CHAPITRE VI. De la contemplation de la Trinité bienheureuse en son nom, qui est SOUVERAINEMENT BON.
CHAPITRE VII. Du ravissement spirituel et mystique, dans lequel le repos est donné à notre intelligence et notre affection passe tout entière en Dieu.
CHAPITRE II.De la contemplation de Dieu dans les traces de sa présence imprimées en ce monde sensible.
Mais ce n'est point assez de contempler Dieu dans le miroir des choses créées comme en autant de vestiges de son action divine, il faut encore le considérer en tant qu'il est en ces mêmes choses par son essence, sa puissance et sa présence; et cette considération est plus élevée que la précédente. Nous la plaçons donc en second lieu, comme étant le second degré qui nous conduit à la contemplation de Dieu dans toutes les créatures à qui nos sens corporels donnent accès en notre âme.
Remarquons-donc que ce monde sensible, appelé le grand monde, pénètre dans notre âme, appelée le petit monde, par les portes de nos cinq sens, selon que nous appréhendons les objets du dehors, que nous nous en réjouissons et que nous les discernons. En effet, en ce monde, il y a des choses productrices, d'autres qui sont produites, et d'autres enfin qui dirigent et gouvernent les unes et les autres. Les choses productrices sont les corps simples, ou autrement les corps célestes et les quatre éléments. La vertu de la lumière réunit les choses opposées contenues dans les éléments, les mélange, leur imprime la puissance génératrice, et leur fait produire ce qui est conforme à leur nature. Les choses produites sont les corps formés des éléments divers, comme les minéraux, les végétaux, les animaux et les corps humains. Les substances qui régissent les deux dernières espèces sont spirituelles, et quelquefois elles ne font qu'un avec les corps , comme dans les animaux; ou elles en sont distinctes malgré leur union avec eux, comme dans les hommes; ou elles en sont entièrement séparées : tels sont les esprits célestes, que les philosophes appellent intelligences et à qui nous donnons le nom d'anges. A ces esprits appartient, selon les mêmes philosophes, de mouvoir les corps célestes et par là de gouverner l'univers, après avoir reçu de la cause première , qui est Dieu , la puissance d'action nécessaire à l'accomplissement d'une telle charge. Selon les théologiens, le gouvernement du monde est également confié à ces esprits par un commandement du Dieu suprême, mais en ce qui concerne l’œuvre de notre rédemption; d'où ils sont appelés des esprits envoyés pour servir et aider ceux qui doivent être les héritiers du salut (1).
1 Hebr., 1.
L'homme , qui est nommé le petit monde , a cinq sens, qui sont comme autant de portes destinées à introduire en son âme la connaissance des choses sensibles. Par la vue, entrent les corps célestes et lumineux et les couleurs; par le toucher, les corps solides et terrestres ; par les trois autres, tout ce qui tient le milieu entre ces deux premières sortes de corps, comme les choses aqueuses par le goût, les choses de l'air par l'ouïe , et les choses vaporeuses par l'odorat, et celles-ci empruntent une de leurs parties à l'eau, une autre à l'air et une troisième au feu, comme on le voit par la fumée qui s'exhale des parfums. Par ces portes des sens entrent donc les corps simples et les corps composés. Et ce ne sont pas seulement certaines choses sensibles et particulières que nous percevons ainsi , comme la lumière, le son, l'odeur et la saveur, et les quatre qualités premières qui viennent frapper le toucher en chaque corps, mais encore des choses sensibles , communes, telles que le nombre, la grandeur, la forme, le repos, le mouvement; nous découvrons également que tout ce qui est mû l'est par un autre , que certaines choses ont en elles-mêmes leur mouvement et leur repos , comme les animaux; et de ces mouvements des corps dont nos sens nous instruisent, nous arrivons à la connaissance des moteurs spirituels , comme de l'effet on arrive à la cause.
Tout le monde sensible, quant à ces trois genres , entre donc dans notre âme par l'appréhension. Cependant tous ces objets, qui sont extérieurs, y pénètrent non en leur propre nature, mais en leurs images. Ces images se forment d'abord dans un lieu intermédiaire et distinct; de là elles passent en nos organes extérieurs, qui les transmettent au sens intérieur, et celui-ci les conduit jusqu'à la puissance intellectuelle, qui les saisit. Ainsi les images de tout ce qui nous arrive du dehors, ayant d'abord pris naissance dans ce lieu intermédiaire , et étant transportées en nos organes , la faculté compréhensive de notre âme se retourne sur elles et les embrasse sans exception.
Quand l'objet que nous avons ainsi embrassé nous convient, le plaisir en suit la perception. Le sens se réjouit en cet objet ou à cause de sa beauté lorsqu'il lui est arrivé par la vue, ou à cause de sa suavité lorsqu'il le perçoit par l'odorat et par l'ouïe, ou à cause de ses effets salutaires lorsque c'est le goût et le toucher proprement dit qui agissent.
Or, tout plaisir veut être renfermé en des proportions qui lui conviennent; mais chaque chose exigeant qu'on tienne compte de sa forme , de sa vertu et de son action, selon qu'elle se rapporte au principe d'où elle émane, au milieu vers lequel elle passe , et à la fin vers laquelle elle tend, il s'ensuit que ces proportions doivent être considérées en tout objet à raison de sa forme, et alors elles s'appellent beauté; car la beauté c'est l'équilibre parfait de plusieurs choses, ou autrement l'accord des parties entre elles joint à la suavité du coloris. En second lieu , ces proportions doivent s'étendre à la vertu ou puissance de l'objet, de façon que cette vertu dans son action ne déborde point l'âme qui la renferme, et alors il y a suavité, car le sens s'attriste dans les choses extrêmes et il se réjouit dans les moyennes. En troisième lieu , les proportions doivent exister dans l'action de l'objet et dans l'impression qui en résulte : ce qui a lieu quand cette action remplit complètement le besoin de celui qui la subit, et alors il se fait sentir quelque chose de salutaire et de fortifiant ; c'est surtout par le toucher et le goût qu'on l'éprouve. C'est ainsi que l'image des choses délectables entre du dehors en notre âme pour la réjouir selon la triple manière qui leur est propre.
Après qu'on a embrassé les objets et qu'on les a goûtés , on les discerne , et ce discernement ne consiste pas seulement à reconnaître s'ils sont blancs ou noirs , ce qui ne regarde que le sens extérieur; s'ils sont nuisibles ou bienfaisants, ce qui ne se rapporte qu'au sens intérieur; mais encore à se rendre raison de la joie qu'ils produisent. Dans cet acte on recherche donc la cause de la délectation perçue par les sens en l'objet; on examine pourquoi il est beau , suave et bienfaisant , et l'on trouve que c'est parce qu'il y a proportion d'égalité entre ces trois choses. Cette raison d'égalité est la même dans un objet grand que dans un petit; elle est indépendante des dimensions ; ce qui passe ne l'entraîne point à sa suite , et les mouvements ne sauraient l'altérer. Les lieux , le temps et le changement ne font rien sur elle, et ainsi elle est immuable, sans limites, éternelle et entièrement spirituelle.
Le discernement est donc l'acte qui fait entrer en la puissance intellectuelle, en faisant abstraction de tout le reste, l'objet extérieur perçu par les sens, C'est ainsi que tout ce monde doit entrer dans notre âme par la porte des sens en suivant les trois opérations dont nous venons de parler.
Tels sont les vestiges à l'aide desquels nous pouvons contempler notre Dieu. Chacune des choses saisies par notre esprit étant une image véritable de l'objet qui lui donne naissance, et cette image, une fois imprimée en nous, nous conduisant par cette impression à la connaissance de son principe ou de son objet lui-même, tout cela nous montre clairement que la lumière éternelle doit , comme tout objet , engendrer également une image ou une splendeur qui lui soit égale, consubstantielle et coéternelle. Or, cette image , cette ressemblance parfaite, cette splendeur de la gloire, cette expression réelle de la substance, du Dieu invisible et présent partout avec la puissance génératrice qui lui est propre, cette image, dis-je, s'étend de son objet dans tout le milieu qui le sépare de nous, et s'unit à la créature raisonnable, par un bienfait de sa grâce, comme toute image s'unit ais sens corporel , afin de nous ramener à Dieu son Père, connue au principe de notre vie , comme à notre objet suprême. Si donc tout ce qui peut tomber sous nos sens a la vertu de produire une image de soi-même, il est évident que dans toutes ces choses , comme en autant de miroirs , nous pouvons contempler l'éternelle génération du Verbe, image et Fils de Dieu , émanant de toute éternité du sein de son Père.
De même l'image qui nous réjouit comme belle, suave et salutaire, nous amène à comprendre que, dans l'image première, il y a la beauté, la suavité et le salut par excellence; qu'elle possède une proportion entière et une égalité parfaite avec le principe qui l'engendre; qu'en elle il y a une vertu qui se répand et que nous embrassons en réalité, et non comme une ombre vaine ainsi que dans les autres choses ; que son impression est, pour celui qui la reçoit, le salut, l'abondance et la fin de toute misère. Si donc le bonheur réside en l'union avec ce qui nous convient; si d'un autre côté l'image parfaite de Dieu seul est souverainement belle, suave et salutaire; si elle s'unit seule à nous réellement, intimement et avec une plénitude qui remplit toute la capacité de notre âme, il s'ensuit qu'en Dieu seul, comme en la source, est le bonheur véritable, et que toutes les joies produite par la création nous entraînent à la recherche de ce bonheur.
Mais le discernement nous conduit d'une manière plus excellente, plus immédiate et plus assurée à la contemplation de l'éternelle vérité. En effet, le discernement faisant abstraction du lieu, du temps et du changement, se rend étranger à toute idée de succession, de mesure, de mutabilité, en vertu d'une raison immuable, infinie et sans fin. Biais rien n'est parfaitement immuable, infini et sans fin que ce qui est éternel , et ce qui est éternel ne l'est qu'en Dieu , ou c’est Dieu même. Si donc tout ce qui s'offre à notre discernement est apprécié par une raison de ce genre, il est clair que Dieu est la raison de toutes choses, qu'il en est la règle infaillible et la lumière véritable en laquelle elles brillent d'une manière assurée, indélébile, indubitable, irréfragable, au-dessus de tout jugement , de tout changement , de toute contrainte, de toute limite , de toute division , et sous un point de vue intellectuel. Il s'ensuit que les lois par lesquelles nous jugeons avec certitude de toutes les choses sensibles qui s'offrent à notre considération , sont pour notre intelligence à l'abri de tout doute et de toute erreur; qu'elles sont aussi ineffaçables en notre mémoire que si elles y étaient toujours présentes; qu'elles sont irréfragables et nullement soumises au jugement de notre esprit; car, dit saint Augustin, nul ne les juge, mais tous jugent nécessairement par elles (1). Il s'ensuit encore qu'elles sont immuables et inaltérables, parce qu'elles existent nécessairement; indépendantes de notre volonté, sans limites et sans fin, parce qu'elles sont éternelles; indivisibles, parce qu'elles sont intellectuelles et incorporelles, non faites mais incréées, existant de toute éternité dans la pensée. divine d'où découle toute beauté comme de sa source, de sa cause et de son modèle. Ainsi elles ne peuvent être jugées avec certitude que par cette même pensée , qui n'est pas seulement le modèle formant toutes choses , mais encore la vie qui les conserve, les distingue et les maintient chacune en la forme qui lui est propre, et la règle qui dirige notre âme lorsqu'elle juge des objets que les sens lui présentent.
1 De ver. rel.. c. 31.
Maintenant on peut étendre cette contemplation en parcourant sept nombres différents qui sont comme autant de degrés pour nous élever jusqu'à Dieu. C'est saint Augustin qui nous indique cette méthode dans son Traité de la vraie religion, et surtout dans le sixième livre du Traité de la musique, où il trace la différence de ces nombres , les faisant partir des choses sensibles pour arriver jusqu'à l'Auteur de toutes choses, afin de le voir présent en tout.
Il y a donc, selon ce docteur, des nombres qui résident dans les corps, et surtout dans le son et la voix , et on les appelle les nombres des sons. D'autres sont distincts de ces premiers et ont leur siége dans nos sens ; ces nombres se rapportent aux objets qui s'offrent à nous. D'autres partent de notre âme pour passer en notre corps, comme il arrive lorsque nous gesticulons ou nous marchons, et ceux-ci sont dits nombres progressifs. D'autres se trouvent dans les délectations des sens et dans le retour de notre attention sur l'image reçue en eux , et on les appelle nombre des sens. D'autres ont leur place en la mémoire, et elle leur donne son nom. D'autres nous servent à juger de toutes choses , et on les nomme l'ombres du jugement ; ils sont nécessairement au-dessus de notre âme, ainsi qu'il a été dit, car ils sont infaillibles et ne sont point soumis à nos propres jugements. Par eux sont imprimés en nous des nombres artificiels dont saint Augustin ne parle pas, car ils sont liés aux nombres qui servent à juger, et ils forment les nombres progressifs ; à l'aide de ces derniers nous nous créons différents moyens en notre esprit pour descendre avec ordre des degrés les plus élevés aux degrés moyens, et de ceux-ci aux derniers ; et d'un autre côté nous montons successivement en partant des nombres des sons aux nombres du second rang, nous passons par ceux des sens et de la mémoire pour arriver à ceux du rang le plus sublime.
Comme donc tout ce qui existe est beau et sous un certain point de vue délectable, que la beauté et le plaisir ne peuvent point être sans proportion, et que la proportion consiste avant tout dans les nombres, il est nécessaire que le nombre soit en toutes choses; et ainsi il est le modèle par excellence que nous pouvons admirer en l'esprit du Créateur , et dans la créature c'est la trace principale qui nous conduit à la sagesse suprême. Ensuite, le nombre étant clair aux yeux de tous et très-rapproché de Dieu, il s'ensuit qu'il nous guide jusqu'à lui en nous faisant passer par sept degrés différents, et qu'il nous le montre dans toutes les choses corporelles et sensibles, alors que nous les découvrons nombreuses , que nous nous réjouissons de leurs proportions harmonieuses, et que nous les jugeons au moyen des lois irréfragables de ces mêmes proportions.
De ces deux premiers degrés par lesquels nous contemplons Dieu en suivant les traces imprimées partout de sa présence, degrés figurés par les deux ailes qui couvraient les pieds du Séraphin , nous pouvons conclure que toutes les créatures de ce monde sensible conduisent au Dieu éternel l'âme du sage et du contemplatif. En effet, elles sont une ombre, un écho, une image de ce premier principe très-puissant, très-sage, très-bon , de cette vie, de cette lumière, de cette plénitude éternelle, de celui qui est à la fois le Créateur, le modèle et la règle. Elles sont comme autant de vestiges, d'images, de spectacles, de signes divinement offerts à nos yeux pour nous aider à voir Dieu. Elles sont, dis-je, des copies ou des exemples mis à la portée des gens grossiers et encore attachés à la vie des sens, afin de les élever par ces choses sensibles qui frappent leurs regards aux choses de l'intelligence qui sont invisibles, comme on arrive des signes à la chose signifiée.
Or, les choses du monde sensible sont un signe des choses invisibles en Dieu , d'abord parce que Dieu est le principe, le modèle et la fin de toute créature, et que tout effet est un signe de sa cause, toute copie un signe de son modèle, et toute voie un chemin qui conduit à sa fin. Ensuite, elles sont un signe de ces mêmes choses par le spectacle qu'elles offrent d'elles-mêmes, par les figures prophétiques qu'elles renferment, par l'action des anges à laquelle elles sont soumises, et par l'institution nouvelle qui est venue se joindre à celle qu'elles avaient reçues. En effet, toute créature est par sa nature une image et une ressemblance de la sagesse éternelle ; mais celle qui , dans les saintes Écritures , a été choisie par l'esprit prophétique pour figurer les choses spirituelles, l'est d'une façon plus spéciale; d'une façon plus spéciale encore celle dont Dieu a emprunté la forme lorsqu'il s'est manifesté par l'entremise des anges, et d'une façon toute particulière celle qu'il a employée pour être un signe de sa grâce , et non-seulement un signe selon le sens ordinaire de ce mot , mais un signe qui est un sacrement.
De tout cela nous conclurons que ce qu'il y a d'invisible en Dieu est devenu visible depuis la création du monde par la connaissance que ses créatures nous en donnent (1), de sorte que ceux qui ne veulent pas considérer ces choses, reconnaître Dieu, le bénir et l'aimer en elles, sont inexcusables , car ils refusent de passer des ténèbres à la lumière admirable du Seigneur. Pour nous, rendons grâces à Dieu de ce qu'il nous a conduits par Jésus-Christ de ces ténèbres à cette lumière ineffable , en faisant briller à nos yeux ces clartés extérieures qui nous disposent à nous reporter vers le miroir de notre âme, où se réfléchissent tant de splendeurs de la divinité.
1 Rom., 1.
Source: Itinéraire de l'Âme à Dieu - Saint Bonaventure - Œuvres spirituelles
10:30 Publié dans Environnement, Religion | Tags : saint bonaventure, contemplation, création, créateur, nature | Lien permanent | Commentaires (0)
17/06/2015
Saint Bonaventure - Itinéraire de l'âme à Dieu - Chapitre premier
Saint Bonaventure
Itinéraire de l’Âme à Dieu
CHAPITRE PREMIER. Des degrés d'élévation à Dieu, et de la contemplation du Seigneur par les traces de sa puissance créatrice.
CHAPITRE II.De la contemplation de Dieu dans les traces de sa présence imprimées en ce monde sensible.
CHAPITRE III. De la contemplation de Dieu par son image gravée dans les facultés naturelles de notre âme.
CHAPITRE IV. De la contemplation de Dieu en son image reformée par la grâce divine.
CHAPITRE V. De la contemplation de l'unité divine par son nom principal, qui est l’ETRE.
CHAPITRE VI. De la contemplation de la Trinité bienheureuse en son nom, qui est SOUVERAINEMENT BON.
CHAPITRE VII. Du ravissement spirituel et mystique, dans lequel le repos est donné à notre intelligence et notre affection passe tout entière en Dieu.
CHAPITRE PREMIER. Des degrés d'élévation à Dieu, et de la contemplation du Seigneur par les traces de sa puissance créatrice.
Bienheureux est l'homme qui attend de vous son secours, mon Dieu; il a établi dans son cœur des degrés pour s'élever à vous du milieu de cette vallée de larmes, du lieu où il a fixé son séjour (1). — La béatitude n'étant autre chose que la jouissance du souverain bien, et ce bien suprême étant placé au-dessus de nous, nul ne peut arriver au bonheur qu'en s'élevant au-dessus de soi-même, non par des efforts corporels, mais par l'action de son esprit. Or, nous sommes impuissants à nous élever de la sorte si une vertu supérieure ne nous vient en aide.
1 Ps. 83.
Quelles que soient nos dispositions intérieures, elles demeurent sans effet si elles ne sont assistées du secours d’en haut ; mais ce secours n'est donné qu'à veux qui l'implorent avec dévotion et humilité, et cette prière fervente est ce que l'on appelle soupirer vers la grâce divine en celte vallée de larmes. L'oraison est donc le principe et la source de notre élévation vers Dieu. Aussi saint Denis, roulant, nous instruire de ce qui concerne les ravissements de l'âme , donne-t-il l'oraison comme premier moyen. Prions donc et disons au Seigneur notre lieu : Conduisez-moi, Seigneur, dans votre voie, et faites-moi entrer en votre vérité. Que mon cœur se réjouisse dans la crainte de votre nom (1).
En priant ainsi nous recevons la lumière qui nous lait connaître les degrés par où nous devons nous élever. Car dans l'état de notre nature, l'universalité des choses est une échelle destinée à nous faire mouler vers Dieu ; et, parmi ces choses, les unes nous offrent une trace de la puissance de leur auteur, les autres nous en représentent une image; les unes sont corporelles, les autres spirituelles ; les unes sont temporelles, les autres éternelles ; les unes sont placées hors de nous, les autres nous sont intérieures. Or, pour arriver à la considération du premier principe , qui est essentiellement spirituel et éternel, et en même temps placé au-dessus de nous, il nous faut passer à travers ce qui nous est une trace de sa puissance; c'est l'être corporel, extérieur et temporel. Ce passage est ce qu'on appelle être conduit dans la voie de Dieu.
1 Ps. 85
Il nous faut aussi entrer en notre âme , qui est l'image éternelle du Seigneur, un être spirituel, placé au-dedans de nous ; et c'est là faire son entrée en la vérité. Il faut ensuite que, fixant nos regards sur le Premier principe, nous arrivions jusqu'à lui; et c'est là se réjouir dans la connaissance de Dieu et la crainte respectueuse de sa majesté. Nous avons donc ici le voyage de trois jours au milieu de la solitude, et en même temps la triple illumination d'un seul et même jour , dont la première peut être comparée au soir, la seconde au matin, la troisième au midi. Cette illumination embrasse la triple existence des choses : en elles-mêmes , en notre intelligence et dans la pensée de Dieu, selon cette parole : Qu'il soit fait, il fit et il fut fait. Elle se rapporte aussi à la triple substance de Jésus-Christ qui est notre échelle véritable , c'est-à-dire à son corps, à son âme et à sa divinité.
Selon ce même ordre, notre âme s'offre à nous également sous un triple aspect. Par rapport aux choses extérieures elle est animale ou sensuelle; intérieurement et en elle-même elle est esprit; et considérée au-dessus d'elle-même elle est intelligence. Nous devons donc, partant de ces divers points, chercher à nous élever à Dieu afin de l'aimer de tout notre esprit, de tout notre cœur et de toutes nos forces. C'est en cela que consiste l'observance parfaite de la loi, en même temps que toute la sagesse chrétienne.
1 Exod., 5.
Mais comme chacun de ces degrés en forme deux, selon que nous considérons Dieu comme le commencement et la fin de tout , selon que nous le contemplons en chacun d'eux comme par un miroir et comma en un miroir, ou bien enfin selon que chacune de ces considérations se fait en elle-même ou jointe à un autre, il est nécessaire de former six degrés de ces trois. Et de même que Dieu a consacré six jours à la création de l'univers et s'est reposé le septième, de même il faut que le monde inférieur soit conduit au parfait repos de la contemplation en passant par six degrés successifs d'illumination. Cet ordre était figuré par les six degrés qui conduisaient au trône de Salomon. De même les séraphins que vit Isaïe avaient six ailes, de même encore Dieu n'appela Moïse du milieu de la nuée qu'après six jours, et ce fut également six jours après les avoir avertis que Jésus-Christ conduisit ses disciples sur la montagne et qu'il fut transfiguré en leur présence (1).
Selon ces six degrés d'élévation à Dieu, notre âme possède donc six degrés ou puissances pour monter des choses les plus basses aux plus élevées , des choses extérieures aux intérieures , des choses temporelles à celles de l'éternité. Ce sont : les sens, l'imagination, la raison, l'intellect, l'intelligence, le sommet de l'esprit ou autrement l'étincelle de la conscience. Ces degrés ont été implantés en nous par la création , défigurés par le péché, rétablis par la grâce, purifiés par la justice, exercés par la science, et rendus parfaits par la sagesse.
1 III Reg., 10; — Is., 6; — Exod., 24 ; — Matt., 17.
Selon l'institution première de notre nature, l'homme fut créé apte à goûter le repos de la contemplation, et c'est pour cela que Dieu le plaça dans un paradis de délices. Mais s'étant porté de la vraie lumière à un bien passager, il se trouva par sa propre faute incliné vers la terre, ce qui imprima à la nature humaine une double misère : l'ignorance de l'esprit et la concupiscence de la chair. Ainsi l'homme est aveugle et assis au milieu des ténèbres ; il ne voit point la lumière du ciel si la grâce, aidée de la justice, ne lui vient en aide contre sa concupiscence, si la science, accompagnée de la sagesse, ne dissipe son ignorance; et tout cela s'accomplit par Jésus-Christ , qui a été établi par Dieu pour être notre sagesse et notre justice, notre sanctification et notre rédemption (1). Étant la vertu et la sagesse même de Dieu , le Verbe incarné plein de grâce et de vérité, il a répandu sur nous la grâce et la vérité. Il nous a donné la grâce de la charité qui , partant d'un cœur pur, d'une bonne conscience et d'une foi sincère, reforme l'âme tout entière selon le triple aspect dont nous avons parlé. Il nous a enseigné la vérité selon les trois modes de la théologie. Par les symboles il nous a appris à bien user des choses sensibles; par la réalité, à faire de même pour les choses intellectuelles et par la mysticité, à nous porter aux choses placées au-dessus de nous-mêmes.
1 I Cor., 1.
Celui donc qui veut s'élever à Dieu , doit, après avoir évité le péché , qui défigure sa nature, exercer les puissances dont nous venons de parler à acquérir par la prière la grâce qui réforme , par une vie sainte la justice qui purifie, par la méditation la science qui illumine, et par la contemplation la sagesse qui rend parfait. Or, de même que nul n'arrive à la sagesse que par la grâce, la justice et la science, de même on n'arrive à la contemplation que par une méditation profonde , une vie pure et une oraison fervente. Et comme le redressement de la volonté et l'illumination véritable de la raison ont pour fondement la grâce, nous devons commencer par prier, ensuite vivre saintement, nous appliquer à considérer attentivement la vérité partout où elle s'offre à nos regards, et enfin nous efforcer de monter graduellement jusqu'à ce que nous arrivions à la montagne élevée, à la sainte Sion où le Dieu des dieux nous manifestera sa gloire (1).
Mais comme sur cette échelle de Jacob il faut monter avant de descendre, nous placerons le premier degré d'élévation au point le plus inférieur en offrant à notre contemplation ce monde sensible tout entier compte un miroir qui nous fera arriver au Dieu suprême qui l'a créé, et de la sorte nous serons de vrais Hébreux passant de l’Égypte à la terre promise à nos aïeux, de vrais chrétiens allant avec Jésus-Christ de ce monde à notre Père, de vrais amants de la sagesse qui nous appelle et nous dit : Venez à moi, vous tous qui me désirez, et soyez remplis des fruits que je porte.
1 Ps. 83.
La grandeur et la beauté de la créature peuvent nous faire connaître et rendre sensible à nits veux son Créateur, car elle est toute brillante de sa puissance souveraine, de sa sagesse et de sa bonté (1). Et le sens de la chair l'annonce d'une triple manière au sens intérieur, car il aide à l'intellect qui examine par le raisonnement, croit par la foi, et contemple au moyen des lumières acquises. Or, par la contemplation il considère l'existence actuelle des choses, par la foi leur cours habituel, et par le raisonnement leur excellence admirable.
Et d'abord l'intellect contemplant ainsi les choses en elles-mêmes, y découvre le poids, le nombre et la mesure : le poids quant au lieu où elles inclinent, le nombre quant à la diversité qui les distingue, la mesure quant aux limites qui les circonscrivent. Par là il voit en elles le mode, la beauté et l'ordre, ainsi que la substance, la vertu et l'opération; et ainsi il peut s'élever, comme au moyen d'un indice qui le guide, à comprendre la puissance, la sagesse et la bonté sans limites du Créateur.
Ensuite l'intellect fixant sur le monde le regard de la foi, en considère l'origine, le cours et la fin : car par la foi nous croyons que les siècles ont été préparés pour recevoir la parole de vie (2) ; que les temps de la loi de nature, de la loi écrite et de la loi de grâce se sont succédé et accomplis dans un ordre parfait, et enfin que ce monde aura pour terme le jugement dernier; et ainsi nous découvrons dans la première de ces choses la puissance du principe suprême, dans la seconde sa providence, et dans la troisième sa justice.
1 Eccl., 24. — Sap., 13. — 2 Hebr., 11.
Le raisonnement, poursuivant également ses recherches , reconnaît que certains êtres n'ont que l'existence , d'autres l'existence et la vie, et que d’autres enfin existent, vivent et discernent. Les premiers tiennent le rang le plus bas , les seconds le milieu , et les troisièmes le rang le plus élevé. Il voit ensuite que parmi ces êtres les uns sont corporels, et que d'autres ont en même temps un corps et un esprit, d'où il conclut qu'il doit y en avoir de simplement spirituels , comme meilleurs et plus excellents que les deux premières espèces. Il découvre encore qu'il y a des êtres sujets au changement et à la corruption , comme tout ce qui est terrestre; que d'autres sont mobiles mais incorruptibles, comme les corps célestes ; d'où il comprend qu'il doit s'en trouver d'immuables et d'incorruptibles, comme ceux qui habitent au-dessus du ciel visible. C'est ainsi que les choses visibles nous conduisent à considérer la puissance , la sagesse et la bonté de Dieu ; à reconnaître qu'il a en lui-même l'être, la vie et l'intelligence, qu'il est simplement spirituel , incorruptible et immuable.
Or, cette considération s'étend aux sept conditions sous lesquelles les créatures peuvent être envisagées, et elle offre ainsi un témoignage sept fois répété de la puissance, de la sagesse et de la bonté de Dieu ; ces conditions sont l'origine, la grandeur, la multitude, la beauté, la plénitude, l'opération et l'ordre de toutes choses.
En effet, l'origine des choses, si on l'envisage dans l’œuvre des six jours , au point de vue de la création, de la distinction et de l'ornement, nous annonce la puissance de Dieu qui a tout tiré du néant, sa sagesse qui a tout coordonné avec un enchaînement lumineux, et sa bonté qui a répandu sur tous ses dons les plus abondants.
La grandeur des choses , considérée selon la longueur, la largeur et la profondeur de leur substance; selon l'excellence de leur vertu, qui s'étend également en longueur, en largeur et en profondeur, comme dans la diffusion de la lumière; selon l'efficace de leur action intime, continuelle et répandue partout, comme on le voit dans l'action du feu ; cette grandeur, dis-je , nous manifeste clairement l'immensité de la puissance, de la sagesse et de la bonté du Dieu qui est un et trois en même temps, et qui existe en toutes ses créatures par sa puissance , sa présence et son essence sans être circonscrit par aucune d'elles.
La multitude des choses dans leur diversité générique, spéciale et individuelle, dans leur substance, leur forme et leur efficacité, qui dépasse toute appréciation humaine, montre également avec éclat l'immensité des trois attributs divins dont nous avons parlé.
La beauté des choses, examinée selon la variété de la lumière , des formes et des couleurs, dans les corps simples , dans les corps mixtes et dans les corps participant aux qualités des deux autres espèces, dans tous les corps, en un mot , comme les astres, les minéraux, les pierres précieuses et les métaux, les plantes et les animaux ; cette beauté, dis-je , proclame hautement ces mêmes attributs.
La plénitude, selon que la matière est remplie de formes diverses pour se reproduire; ces formes pleines d'une vertu puissante d'action , cette vertu elle-même abondante en effets réels, tout cela nous donne les mêmes enseignements.
L'opération multiple des créatures, soit naturelle, soit artificielle, soit morale, nous découvre encore, dans sa variété si nombreuse, l'immensité de cette puissance, de cette sagesse et de cette bonté en qui tous les êtres trouvent la cause de leur existence, la raison qui les éclaire et la règle de leur vie.
L'ordre des choses, considéré au point de vue de leur durée, de leur situation, de leur influence, ou autrement dans ce qui les précède et ce qui les suit, dans ce qui est supérieur et ce qui est inférieur, dans ce qui est grand et ce qui est vil , nous montre hautement dans le livre de la création la souveraineté par excellence du premier principe quant à sa puissance infinie. L'ordre des lois divines , des préceptes et des jugements, nous fait voir dans le livre des Écritures sa sagesse sans bornes; et l'ordre des sacrements , des grâces et des récompenses ,. dans le corps de l’Église, annonce sa bonté immense, et ainsi cet ordre nous conduit clairement, comme par la main, à celui qui est le premier entre tous , à celui qui est souverainement puissant, souverainement sage et souverainement parfait.
Celui qui n'est point illuminé par l'éclat si radieux des choses créées , est donc aveugle ; celui que leur voix puissante n'éveille pas est sourd; celui que tant d’œuvres admirables n'inclinent pas à aimer Dieu est muet; celui qui, à des indices si lumineux, ne reconnaît pas ce principe suprême, est un insensé.
Ouvrez donc les yeux, prêtez l'oreille de votre âme, déliez vos lèvres, appliquez votre cœur, afin de voir Dieu en toutes ses créatures, de l'entendre, de le louer, de l'aimer, de lui rendre vos hommages, de proclamer sa grandeur et de l'honorer, si vous ne voulez pas que l'univers s'élève contre vous. Car le monde entier combattra contre les insensés qui n'auront pas agi de la sorte, tandis qu'il sera une source de gloire pour le sage, pour celui qui peut s'écrier avec le prophète : Seigneur, la vue de vos créatures m'a rempli d'allégresse, et je ferai éclater ma joie en louant les ouvrages de vos mains. Que vos œuvres sont grandes et admirables, Seigneur, vous avez fait toutes choses avec une sagesse souveraine. La terre est toute remplie des biens dont vous la comblez (1).
1 Ps. 103.
Source: Itinéraire de l'Âme à Dieu - Saint Bonaventure - Œuvres spirituelles
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