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19/06/2015

Saint Bonaventure - Itinéraire de l'âme à Dieu - Chapitre III

 

Saint Bonaventure

Ordre des Frères Mineurs--Cardinal-Évêque d'Albane--Docteur de l’Église

Itinéraire de l’Âme à Dieu

 

PROLOGUE.

CHAPITRE PREMIER. Des degrés d'élévation à Dieu, et de la contemplation du Seigneur par les traces de sa puissance créatrice.

CHAPITRE II.De la contemplation de Dieu dans les traces de sa présence imprimées en ce monde sensible.

CHAPITRE III. De la contemplation de Dieu par son image gravée dans les facultés naturelles de notre âme.

CHAPITRE IV. De la contemplation de Dieu en son image reformée par la grâce divine.

CHAPITRE V. De la contemplation de l'unité divine par son nom principal, qui est l’ETRE.

CHAPITRE VI. De la contemplation de la Trinité bienheureuse en son nom, qui est SOUVERAINEMENT BON.

CHAPITRE VII. Du ravissement spirituel et mystique, dans lequel le repos est donné à notre intelligence et notre affection passe tout entière en Dieu.

 

CHAPITRE III. De la contemplation de Dieu par son image gravée dans les facultés naturelles de notre âme.

 

Les deux premiers degrés parcourus jusqu'à ce moment , après nous avoir conduits à Dieu par les traces de sa présence en toute créature, nous amènent à rentrer en notre âme , où l'image de la divinité brille avec tant d'éclat. Pénétrant donc en nous-mêmes, et laissant tout ce qui est en dehors, comme n'étant que le vestibule du lieu où nous devons arriver, efforçons-nous de contempler Dieu, comme en un miroir, dans son saint temple, dans la partie antérieure de son tabernacle. Là, sur la face de notre âme, comme sur un candélabre, brille la lumière de la vérité , et l'image de la Trinité bienheureuse apparaît avec splendeur.

 

Entrez donc au-dedans de vous, et voyez avec quelle ardeur votre âme s'aime. Or, elle ne pourrait s'aimer si elle ne se connaissait, et elle ne pourrait se connaître si elle n'avait le souvenir d'elle-même, car notre intelligence n'embrasse que les choses dont la mémoire nous est présente. D'où vous conclurez , en vous aidant du regard de la raison et non de la chair, que cette âme possède une triple puissance. Considérez donc les actes et les habitudes de ces puissances , et alors vous pourrez contempler Dieu en vous comme en son image, ce qui s'appelle le voir en un miroir et en énigme.

 

L'action de la mémoire consiste à retenir et à représenter non-seulement les choses présentes, corporelles et temporelles, mais encore les choses successives , simples et éternelles. Or , cette faculté retient les choses passées par le souvenir, les choses présentes en les recevant en elle-même, et les choses futures en les prévoyant. Elle retient les choses simples, comme principe des quantités continues et distinctes , tels sont le point, l'instant, l'unité, car sans cela il serait impossible de se rappeler ou de se figurer les choses auxquelles ils donnent naissance. Elle retient en tout temps et comme immuables les principes et les axiômes des sciences , car jamais elle ne peut les oublier de telle sorte , en se servant de sa raison , qu'elle ne les approuve et ne leur donne son assentiment aussitôt qu'ils lui sont proposés , et non pas comme à quelque chose de nouveau," mais comme à quelque chose d'inné et de familier. On peut s'en convaincre en proposant à quelqu'un une affirmation ou une négation sur un sujet, par exemple, sur ce principe : Le tout est plus grand que sa partie, ou sur tout autre principe que la raison admet sans pouvoir y contredire. En retenant donc ainsi l'idée des choses !emporelles passées, présentes et futures, la mémoire nous offre une image de l'éternité, dont le présent indivisible s'étend à tous les temps. En retenant les choses simples, elle montre que ces idées ne lui viennent pas seulement des images extérieures, mais qu'elle les reçoit d'un principe supérieur, et qu'elle a en elle-même des formes simples dont les sens et les objets visibles ne sont point le principe. Enfin en re-tenant les principes et les axiômes des sciences, elle nous apprend qu'elle a toujours en elle une lumière immuable qui lui conserve le souvenir des vérités inaccessibles au changement. Ainsi nous voyons, par les opérations de la mémoire , que notre âme est l'image de Dieu, que cette image est tellement présente à Dieu et Dieu présent à elle, qu'elle peut l'embrasser par ses actes , être capable de le posséder et de jouir de lui.

 

L'action de la puissance intellectuelle consiste à comprendre les ternies, les propositions et les conséquences. Or, on comprend le sens des termes lorsque, par la définition d'une chose, on la connaît parfaitement. Mais la définition ne peut se faire qu'au moyen de choses plus élevées, et ces choses elles-mêmes ne peuvent se définir qu'à l'aide de choses plus élevées encore; et successivement jusqu'à ce que l'on arrive à ce qu'il y a de plus élevé et de plus général, car l'ignorance de ces choses empêche de comprendre comme il convient celles qui sont d'un ordre inférieur. Si donc on ne connaît pas ce qu'est l'être par lui-même, il est impossible de donner une définition parfaite d'une substance quelconque. Mais l'être ne peut être connu par lui-même sans qu’on connaisse en même temps les conditions de son existence : l'unité, la vérité , la bonté. D'un autre côté, l'être peut s'offrir à nous comme complet ou incomplet, parfait ou imparfait, existant à l'état de puissance ou d'acte, comme être sous certains rapports ou simplement, comme partiel ou total , transitoire ou permanent, comme être par lui-même ou à l'aide d'un autre, comme joint à un autre ou seul, dépendant ou indépendant, comme conséquence ou principe, comme changeant ou immuable, comme simple ou composé; et comme ce qu'il renferme de négatif et de défectueux ne peut être connu que par ce qui est positif et réel , notre intelligence n'arrive jamais à bien définir l'être créé si elle n'est aidée par l'idée de l'être pur, actuel, complet et absolu par excellence, et cet être n'est autre que l'être simple et éternel, en qui sont contenues en toute leur pureté les raisons de toutes choses. Comment, en effet, notre esprit comprendrait-il qu'un être est défectueux et incomplet s'il n'avait aucune connaissance de l'être exempt de tout défaut? Et ainsi des autres conditions dont nous venons de parler.

 

Notre intelligence embrasse réellement le sens des propositions lorsqu'elle sait avec certitude qu'elles sont vraies ; et savoir cela, c'est connaître que ces propositions sont telles que nous les comprenons et que leur vérité ne peut être autre. Alors notre esprit sait donc que cette vérité est immuable ; mais comme il est lui-même soumis au changement, il ne peut la voir briller d'une manière ainsi stable que par une autre lumière dont les rayons, toujours les mêmes, ne peuvent partir d'une créature changeante. C'est donc en cette lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde, en cette lumière qui est la lumière, le Verbe qui était en Dieu au commencement , que nous voyons la vérité.

 

Notre intelligence perçoit réellement la vérité d'une conclusion quand elle voit cette conclusion suivre nécessairement des prémisses, et cela non-seulement lorsqu'elle découle de termes nécessaires, mais de termes contingents, comme : l'homme court, donc il se meut. Et cette nécessité ne se découvre pas moins dans les êtres privés de vie que dans ceux qui en jouissent : que l'homme vive ou ne vive pas, cette conclusion : Si l'homme court, donc il est en mouvement , est toujours véritable. Ainsi la nécessité d'une conclusion ne vient pas de l'existence matérielle d'une chose, laquelle existence n'est que contingente; elle ne vient pas de l'existence de la chose en notre âme, car cette existence ne serait qu'une fiction, si cette chose n'existait en réalité. Elle vient donc du modèle éternel où toutes les choses puisent le rapport et l'enchaînement qui les unit selon les règles existantes en ce divin modèle. Toute la lumière de notre raisonnement, dit saint Augustin (1), a sa source dans cette vérité suprême , et c'est à elle que nous devons nous efforcer de parvenir. Nous voyons donc clairement, par tout ce que nous venons de dire, que notre intelligence est unie à l'éternelle vérité , puisque ce n'est qu'à sa lumière que nous pouvons embrasser la vérité avec certitude. Vous pouvez donc contempler par vous-même cette vérité qui vous instruit , si la concupiscence ou les vaines imaginations n'y mettent obstacle, et si elles ne viennent se placer entre elle et vous comme un nuage qui vous empêche d'en réfléchir les rayons.

 

1 De ver. rel., c. 39.

 

L'action de notre volonté se manifeste par la délibération, le jugement et le désir. La délibération consiste à chercher ce qu'il y a de mieux entre une chose ou une autre. Mais le mieux ne peut être appelé ainsi que selon qu'il se rapproche davantage de ce qui est bon par excellence , et ce rapprochement est plus ou moins grand selon la ressemblance plus ou moins parfaite. Personne donc ne peut dire que telle chose est meilleure que telle autre, s'il ne connaît d'abord son degré de ressemblance avec le bien suprême ; et nul ne sait si telle chose ressemble à telle autre s'il ne connaît cette dernière elle-même. Ainsi , pour avancer que tel est semblable à Pierre, je dois commencer par connaître Pierre. Celui donc qui délibère a nécessairement imprimée en lui la connaissance du bien suprême.

 

Maintenant , pour porter un jugement certain de ces mêmes choses, il faut une loi. Or, cette loi ne peut produire la certitude qu'autant qu'on est assuré de sa rectitude et qu'elle est au-dessus de nos jugements. Mais notre âme se juge elle-même; comme donc elle ne peut juger la loi qui sert de règle à ses jugements , il s'ensuit que cette loi est supérieure à notre âme et que nous jugeons uniquement par sa présence en nous. Mais rien n'est au-dessus de notre âme si ce n'est celui qui l'a créée. Donc notre volonté arrive aux lois divines dans ses jugements si elle se prononce avec une résolution parfaite et entière.

 

Le désir a pour fin principale la chose qui l'excite par-dessus tout. Or, nous désirons par-dessus tout ce que nous aimons le plus ; et ce principal objet de notre amour, c'est le bonheur. Mais le bonheur réel ne se trouve que dans le bien suprême et notre fin dernière, et le désir de l'homme ne soupire qu'après un tel bien , ou après ce qui y conduit ou en est la ressemblance. L'entraînement vers ce bien est tel que la créature ne saurait rien aimer qu'en le désirant lui-même; seulement elle se trompe et elle est dans l'erreur lorsqu'elle prend une vaine image et un fantôme pour la réalité.

 

Voyez donc combien l'âme est proche de Dieu , et comment la mémoire nous conduit à son éternité, l'intelligence à sa vérité, et la volonté à sa bonté suprême. Admirez ensuite comment l'ordre , l'origine et l'habitude de ces trois puissances nous font arriver jusqu'à la Trinité bienheureuse. La mémoire produit l'intelligence, qui est comme sa fille, car nous comprenons quand la ressemblance de l'objet qui repose en la mémoire est venue se placer à la lumière de l'intelligence ; et cette ressemblance n'est autre chose que notre verbe. De la mémoire et de l'intelligence
émane l'amour, le noeud qui les unit. Or, ces trois choses , l'esprit qui engendre , le verbe et l'amour qui appartiennent à la mémoire, à l'intelligence et à la volonté, sont consubstantielles, coégales et coexistantes, se pénètrent et s'embrassent mutuellement. Si donc Dieu est un esprit parfait , il possède la mémoire, l'intelligence et la volonté; il a un Verbe engendré et un amour qui émane de lui et du Verbe. Et comme ces trois choses sont distinctes nécessairement, puisque l'une est produite par l'autre; que d'un autre côté cette distinction ne réside point dans l'essence divine et qu'elle n'est point accidentelle, il s'ensuit qu'elle est personnelle. Lors donc que l'âme se considère , elle s'élève par elle-même, comme par un miroir , jusqu'à la contemplation de la Trinité bienheureuse du Père, du Fils et de l'amour, qui sont trois personnes coéternelles, coégales et consubstantielles , de sorte que chacune des trois est en chacune des deux autres , que cependant l'une n'est pas l'autre , mais que toutes trois sont un seul Dieu.

 

Dans cette contemplation de son principe triple et un, au moyen des trois puissances qui la rendent son image, l'âme est aidée des lumières des sciences, qui l'enseignent et la perfectionnent, en même temps qu'elles lui offrent une triple similitude de la Trinité. En effet, toute philosophie est naturelle, rationnelle ou morale. La première traite du principe des êtres et nous conduit ainsi à la puissance du Père; la seconde traite de la nature de noire intelligence et nous amène à la sagesse du Verbe ; la troisième nous enseigne à bien vivre , et elle nous montre la bonté du Saint-Esprit. Ensuite la philosophie naturelle se divise en métaphysique , mathématique et physique. La première traite de l'essence des êtres ; la seconde, de leurs nombres et de leurs figures ; la troisième, de leur nature, de leurs vertus et de leurs opérations réciproques. Et ainsi la première nous conduit au Père , qui est le premier principe; au Fils, qui est son image, et au Saint-Esprit, qui est le don du Père et du Fils.

 

La philosophie rationnelle comprend la grammaire, qui donne la faculté d'exprimer ses idées; la logique, qui apprend à en tirer parti ; la rhétorique, qui enseigne à persuader ou à toucher. Et ces trois choses nous ramènent encore au mystère de la bienheureuse Trinité.

 

Enfin la philosophie morale est individuelle, économique et sociale. La première nous rappelle le premier principe ne procédant de personne; la seconde, le Fils qui habite en lui; la troisième, l'abondance des bienfaits du Saint-Esprit.

 

Toutes ces sciences ont des règles certaines et infaillibles qui descendent, comme autant de rayons lumineux, de la loi éternelle pour se répandre en notre âme. Ainsi illuminée et pénétrée de tant de splendeurs, si elle n'est aveugle, elle peut arriver par elle même jusqu'à contempler la lumière éternelle. La vue éclatante de cette lumière remplit les sages d'admiration, tandis qu'elle plonge dans le trouble les insensés qui refusent de croire afin d'arriver à comprendre ; et ainsi s'accomplit cette parole du Prophète : Vous avez répandu une lumière admirable du haut des montagnes éternelles, et ceux dont le coeur est insensé ont été remplis de trouble (1).

 

1 Ps. 75.

 

 

 

Source: Itinéraire de l'Âme à Dieu - Saint Bonaventure - Œuvres spirituelles