03/12/2014
Saint François Xavier par Paul Claudel
(poème dédié par P. Claudel, NdEspN) A Francis Jammes pour sa fête.
Après Alexandre le Grand et ce Bacchus dont
parle la poésie,
Voici François, le troisième, qui se met en route
vers l'Asie,
Sans phalange et sans éléphants, sans armes et
sans armées,
Et non plus roi dans le grand bond des chiens
de guerre, et radieux, et couronné,
Le plus haut parmi la haute paille de fer et le
raisin d'Europe entre les doigts,
Mais tout seul, et petit, et noir, et sale, et
tenant fort la Croix !
Il s'est fait un grand silence sur la mer et le
bateau vogue vers Satan.
Déjà de ce seuil maudit il sort un souffle
étouffant.
Voici l'Enfer de toutes parts et ses peuples qui
marchent sans bruit,
Le Paradis de désespoir qui sent bon, et qui
hurle et qui tape dans la nuit !
D'un côté l'Inde, et le Japon là-bas, et la Chine,
et les grandes Iles putrides,
L'Inde tendue vers en bas, fumante de bûchers
et de pyramides,
Dans le cri des animaux fossoyeurs et l'odeur
de vache et de viande humaine,
(Noire damnée dans ton bourreau convulsive
fondue d'une soudure obscène,
O secret de la torture et profondeur du blas-
phème !)
D'un côté les millions de l'Asie, l'hoirie du
Prince de ce Monde,
(Et le trois fois infâme Bouddha tout blanc
sous la terre allongé comme un Ver immonde !)
D'un côté l'Asie jusqu'au ciel et profonde
jusqu'à l'Enfer !
(Il vient un souffle, il passe une risée sur la
mer) —
De l'autre ce bateau sur la mer un point noir !
et sur le pont
Sans une pensée pour le port, sans un regard
pour l'horizon,
Un prêtre en gros bas troués à genoux devant
le mât,
Lisant l'Office du jour et la lettre de Loyola.
Maintenant depuis Goa jusqu'à la Chine et
depuis l'Ethiopie jusqu'au Japon,
Il a ouvert la tranchée partout et tracé la
circonvallation.
Le diable n'est pas si large que Dieu, l'Enfer
n'est pas si vaste que l'Amour,
Et Jéricho après tout n'est pas si grande que
l'on n'en fasse le tour.
Il a reconnu tous les postes et levé l'enseigne
obsidionale;
Son corps pour l'éternité insulte à la porte
principale.
Il barre toutes les issues, il presse à toutes les
entrées de Sodome ;
L'immense Asie tout entière est cernée par ce
petit homme.
Plus pénétrant que la trompette et plus supé-
rieur que le tonnerre,
Il a cité la foule enfermée et proclamé la
lumière.
Voici la mort de la mort et l'arme au cœur de
la Géhenne,
La morsure au cœur de l'inerte Enfer pour qu'il crève et pourrisse sur lui-même !
François, capitaine de Dieu, a fini ses cara-
vanes ;
Il n'a plus de souliers à ses pieds et sa chair est plus usée que sa soutane. Il a fait ce qu'on lui avait dit de faire, non point tout, mais ce qu'il a pu : Qu'on le couche sur la terre, car il n'en peut plus. Et c'est vrai que c'est la Chine qui est là, et c'est vrai qu'il n'est pas dedans : Mais puisqu'il ne peut pas y entrer, il meurt devant. II s'étend, pose à côté de lui son bréviaire, Dit : Jésus ! pardonne à ses ennemis, fait sa prière, Et tranquille comme un soldat, les pieds joints et le corps droit, Ferme austèrement les yeux et se couvre du signe de la Croix.
Source: Claudel, P. Ecoute ma Fille. s.l, Gallimard. 1934. 119-122.
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