Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

03/12/2014

Saint François Xavier par Paul Claudel

(poème dédié par P. Claudel, NdEspN) A Francis Jammes pour sa fête.Saint_Fran%C3%A7ois_Xavier_Versailles_1753_Joseph_Vien_Versailles_MV9044.jpg

Après Alexandre le Grand et ce Bacchus dont parle la poésie,
Voici François, le troisième, qui se met en route 
vers l'Asie, 
Sans phalange et sans éléphants, sans armes et 
sans armées, 
Et non plus roi dans le grand bond des chiens 
de guerre, et radieux, et couronné, 
Le plus haut parmi la haute paille de fer et le 
raisin d'Europe entre les doigts, 
Mais tout seul, et petit, et noir, et sale, et 
tenant fort la Croix ! 
Il s'est fait un grand silence sur la mer et le 
bateau vogue vers Satan. 
Déjà de ce seuil maudit il sort un souffle 
étouffant. 
Voici l'Enfer de toutes parts et ses peuples qui 
marchent sans bruit, 
Le Paradis de désespoir qui sent bon, et qui 
hurle et qui tape dans la nuit ! 
D'un côté l'Inde, et le Japon là-bas, et la Chine, 
et les grandes Iles putrides, 
L'Inde tendue vers en bas, fumante de bûchers 
et de pyramides, 
Dans le cri des animaux fossoyeurs et l'odeur 
de vache et de viande humaine, 
(Noire damnée dans ton bourreau convulsive 
fondue d'une soudure obscène, 
O secret de la torture et profondeur du blas- 
phème !) 
D'un côté les millions de l'Asie, l'hoirie du 
Prince de ce Monde, 
(Et le trois fois infâme Bouddha tout blanc 
sous la terre allongé comme un Ver immonde !) 
D'un côté l'Asie jusqu'au ciel et profonde 
jusqu'à l'Enfer ! 
(Il vient un souffle, il passe une risée sur la 
mer) — 
De l'autre ce bateau sur la mer un point noir ! 
et sur le pont 
Sans une pensée pour le port, sans un regard 
pour l'horizon, 
Un prêtre en gros bas troués à genoux devant 
le mât, 
Lisant l'Office du jour et la lettre de Loyola. 
Maintenant depuis Goa jusqu'à la Chine et 
depuis l'Ethiopie jusqu'au Japon, 
Il a ouvert la tranchée partout et tracé la 
circonvallation. 
Le diable n'est pas si large que Dieu, l'Enfer 
n'est pas si vaste que l'Amour, 
Et Jéricho après tout n'est pas si grande que 
l'on n'en fasse le tour. 
Il a reconnu tous les postes et levé l'enseigne 
obsidionale; 
Son corps pour l'éternité insulte à la porte 
principale. 
Il barre toutes les issues, il presse à toutes les 
entrées de Sodome ; 
L'immense Asie tout entière est cernée par ce 
petit homme. 
Plus pénétrant que la trompette et plus supé- 
rieur que le tonnerre, 
Il a cité la foule enfermée et proclamé la 
lumière. 
Voici la mort de la mort et l'arme au cœur de 
la Géhenne, 
La morsure au cœur de l'inerte Enfer pour qu'il 
crève et pourrisse sur lui-même !

François, capitaine de Dieu, a fini ses cara-
vanes ; 
Il n'a plus de souliers à ses pieds et sa chair est 
plus usée que sa soutane. 

Il a fait ce qu'on lui avait dit de faire, non 
point tout, mais ce qu'il a pu : 

Qu'on le couche sur la terre, car il n'en peut 
plus. 

Et c'est vrai que c'est la Chine qui est là, et 
c'est vrai qu'il n'est pas dedans : 

Mais puisqu'il ne peut pas y entrer, il meurt 
devant. 

II s'étend, pose à côté de lui son bréviaire, 

Dit : Jésus ! pardonne à ses ennemis, fait sa 
prière, 

Et tranquille comme un soldat, les pieds joints 
et le corps droit, 

Ferme austèrement les yeux et se couvre du 
signe de la Croix. 

Source: Claudel, P. Ecoute ma Fille. s.l, Gallimard. 1934. 119-122.