Le Figaro Magazine - Vous arrive-t-il de vous demander, vous aussi, où sont les hommes?
Alain Delon - Qui pose cette question? Les femmes? J'en connais effectivement qui disent qu'il n'y a plus de mecs… Il y en a moins parce que de plus en plus de femmes sont devenues des hommes. Les femmes se sont battues pour avoir des droits, elles ont eu ce qu'elles voulaient, très bien… Mais pourquoi aller jusqu'à se comporter comme des hommes, pourquoi vouloir leur ressembler? Je ne comprends pas.
Comprenez-vous que les femmes aient voulu promouvoir leurs droits?
Je le comprends, bien sûr, mais jusqu'à un certain point. Il faut faire attention aux limites, aux équilibres entre hommes et femmes. A mon époque, on disait que ce n'était pas à une femme de faire la guerre. Si demain on se bat, elles se battront comme des hommes… Je ne suis pas sûr qu'elles y gagnent. En ce moment, on cherche à faire disparaître les différences alors que c'est ce qui différencie un homme d'une femme qui est beau.
Hommes et femmes se seraient perdus de vue à force de se confondre…
Il fut un temps où, dans la rue, on distinguait les hommes et les femmes, maintenant, on ne sait plus qui est qui. Les rôles sont moins définis, ils se sont parfois même inversés, comme avec le congé paternité. Et puis, on a l'air de sous-entendre qu'être avec quelqu'un du sexe opposé ou du même sexe, c'est pareil. Ça, c'est grave! Je ne suis pas contre le mariage gay, je m'en fiche éperdument, mais je suis contre l'adoption des enfants. On va encore me dire que je dois m'adapter et vivre avec mon temps… Eh bien je vis très mal cette époque qui banalise ce qui est contre nature. Quitte à passer pour un vieux con, ça me choque!
Vous avez vécu à une époque où l'éducation des garçons était différente: on extériorisait moins ses émotions, ses sentiments… Avez-vous été élevé dans le culte de la virilité, à la dure?
A la dure, à cause des circonstances! J'étais un enfant de l'amour, mais mes parents ont divorcé lorsque j'avais 4 ans. Chacun a refait sa vie et a eu des enfants. Moi, j'étais au milieu: un jour chez l'un, un jour chez l'autre. On m'a finalement placé chez des parents nourriciers, absolument extraordinaires, rue de la Terrasse, à Fresnes. Je vivais dans l'enceinte de la prison avec les enfants des gardiens. C'était une autre époque, une autre de vie, moins insouciante que maintenant. Je me souviens des rumeurs qu'on entendait sur la mort de Laval… Comment il avait été traîné pour être fusillé.
A 17 ans, vous vous êtes engagé volontaire. Vous avez été affecté à l'unité marine de Saïgon, à la gare de l'Arsenal, en pleine guerre d'Indochine. Que vous a apporté cette expérience?
Je dois tout à l'armée. Je ne serais pas ce que je suis sans l'armée. C'est elle qui m'a enseigné les valeurs nécessaires à la construction d'un homme jeune, d'un homme: le respect, la discipline, le courage…
Pensez-vous qu'en supprimant le service militaire obligatoire, la société française s'est privée d'un rite d'initiation indispensable?
On a commis deux erreurs: abaisser, en 1974, l'âge de la majorité civile de 21 ans à 18 ans. Maintenant, les gamins vous parlent de leurs droits avant même de savoir s'ils ont des devoirs. Et supprimer le service militaire obligatoire, qui était utile à beaucoup de mômes. Ils avaient la chance de pouvoir trouver un cadre, d'être formés, d'être confrontés à l'autorité, d'acquérir des valeurs… Ce n'est pas la faute des jeunes, mais combien aujourd'hui sont lâchés dans la nature et font n'importe quoi? Que va devenir cette génération à laquelle on n'apprend pas à respecter l'autre, homme ou femme?
Aviez-vous un modèle masculin dans votre jeunesse?
Avant l'armée? Personne. A l'armée, mes modèles étaient mes supérieurs: le commandant Colmay, les généraux… J'avais envie de leur ressembler, même si je savais que c'était impossible parce que je n'avais pas fait d'études. Je n'étais pas officier, mais soldat.
La paternité a-t-elle contribué à construire votre identité masculine?
Elle a été un complément, mais c'est l'armée qui a fait de moi un homme.
Votre fils Alain-Fabien a déclaré dans Paris Match que c'est vous qui aviez fait de lui un homme. Que vous inspire ce compliment?
Comme je vous l'ai dit, en ce qui me concerne, c'est l'armée qui a fait de moi un homme. A chacun de déduire ce qu'il veut.
Fin 1957, vous vous retrouvez à l'affiche de votre premier film, Quand la femme s'en mêle. Quel rôle ont joué les femmes dans votre vie?
Je dois ma vie et ma carrière aux femmes. Quand je suis revenu de l'armée à 22 ans, ce sont elles qui m'ont tout appris. C'était fascinant pour un jeune homme habitué aux filles de son âge d'être aimé par des femmes plus âgées, qui avaient tout compris de la vie. Brigitte Auber et Michèle Cordoue sont l'essence même de la féminité, comme le sont Mireille, Romy ou Nathalie.
Des femmes qui échappent pourtant au stéréotype de l'épouse soumise…
Ni soumises ni dominatrices. Ce sont des femmes avec un fort caractère qui n'ont pas eu besoin d'affirmer leur masculinité. C'est tellement beau, une femme-femme qui ne cherche pas à gommer ce qu'elle est. Aujourd'hui, les femmes ont gardé des qualités féminines mais de façon plus dissimulée. C'est dommage car il n'y a rien de plus beau au monde qu'une femme. C'est ce que j'ai toujours pensé. Une vraie femme qui a l'air d'une femme…
A l'image des Miss France?
Oui. Elles incarnent encore l'image d'une féminité affirmée. Tous les ans, c'est comme une bouffée d'air, je me retrouve avec 25 ou 30 jeunes filles qui valorisent une féminité absolue. Elles n'essaient pas d'être autre chose. C'est magnifique.
Vous avez connu un cinéma d'hommes fait pour les hommes… Qu'est-ce qui a le plus changé depuis cette époque?
C'était effectivement une autre époque, un autre cinéma qui faisait la part belle aux personnages de flics, de voyous, de patriarches, d'aventuriers… De vrais hommes souvent incarnés par des acteurs qui venaient de nulle part. Le comédien a une vocation et apprend ce métier jeune dans des écoles. L'acteur, lui, est un homme choisi pour sa forte personnalité que l'on met au service du cinéma. Un acteur, c'est un accident: je suis un accident, comme Lino Ventura qui venait du catch ou Jean Gabin qui sortait du caf' conc'…
Où sont aujourd'hui les Gabin, les Ventura?
Moi, je ne les connais pas. Ceux qui restent s'adaptent, comme Depardieu. Mais ce n'est plus la même chose.
Quelle image de l'homme renvoie le cinéma aujourd'hui?
Je ne peux pas vous répondre. En tout cas, ce n'est pas ce que j'ai connu. C'est flou! Avant, il y avait des mecs et des gonzesses. Des identités fortes. Aujourd'hui, il y un peu tout ce qu'on veut. On ne rêve plus. Je trouve que le cinéma ne fait plus rêver. A mon époque, quand avec ta petite amie tu voyais Cary Grant embrasser Ingrid Bergman sur un écran, tu rêvais. Maintenant, t'entends presque dire: «Oh, t'as vu, il ressemble à Pierrot!» On est passés des héros auxquels on voulait ressembler aux héros auxquels on peut s'identifier… Il n'y a plus de modèles.
Le milieu du cinéma est-il machiste?
Aujourd'hui, je ne sais pas, car je le fréquente très peu. Il l'a été il y a quarante ou cinquante ans, notamment chez les metteurs en scène. Hormis Liliana Cavani, qui faisait des films très forts - Portier de nuit, La Peau… - il y avait peu de femmes. Melville était un macho terrible, il tournait pour des mecs, avec des mecs. Ça a changé.
Vous vous en réjouissez?
Il y a de bons et de mauvais films, de grands metteurs en scène ou pas. Sur un plateau, c'est le metteur en scène qui est le patron du film, peu importe que ce soit un homme ou une femme. Certaines femmes ont plus de talent que des hommes.
Vous n'avez jamais été dirigé par une femme. Cela vous plairait-il?
J'aimerais beaucoup travailler avec Lisa Azuelos et Maïwenn. Je le leur ai dit. Il n'y aurait sans doute pas beaucoup de différences avec le fait de tourner avec un homme. Peut-être des sentiments, qu'elles sauraient mieux me demander d'exprimer…
Votre part de féminité, vous la connaissez?
Non. On me l'a demandé souvent. Je ne sais pas ce qu'est ma part de féminité.
Depuis plus de cinquante ans au cinéma, vous incarnez l'éternel masculin. Comment le vivez-vous?
J'espère mériter cette appellation… Ça me touche, ça me fait vraiment plaisir. Moi, je suis comme j'ai toujours été, le même homme… C'est le mot «éternel» qui me bouleverse surtout. Même quand certaines personnes voient des photos anciennes, elles me répondent que ça ne change rien, que je suis même encore plus beau maintenant (rires). C'est formidable ; quand est-ce que ça va s'arrêter?
Quel vœu formuleriez-vous pour que hommes et femmes se retrouvent?
Vous savez ce qu'a dit Fellini juste avant de mourir? «Ah! Etre amoureux encore une fois!» Penser à ça et le dire au moment de partir, c'est bouleversant, non? Il faut croire que c'est la plus belle chose au monde. Je le comprends tellement! On est à une époque où on ne peut plus dire à un homme: «Ce que je te souhaite, c'est d'aimer une femme», mais aimer vraiment, sincèrement, c'est ce qui compte. Il n'y a rien de plus important!